jeudi 1 mars 2018

JEU 34 : Quittons la prose...


Voyage dans le temps, encore une fois,
mais en sens inverse...
dans les sables mouvants de la mémoire...
et des années enfuies.
 
Pour retrouver un peu de la saveur des jours passés,
je vous propose le texte d'un auteur
qui savait en parler mieux que personne....
Nous allons nous pencher sur un des passages
les plus célèbres de la littérature française,
celui de la "petite madeleine"
et puis, ô sacrilège, le transformer...

Le transformer radicalement,
puisqu'il s'agira d'en faire un poème...
En vers rimés ou en vers libres,
comme il vous plaira...
du moment que cela nous emmène en poésie...

Le texte ci-dessous est assez long :
le poème, lui, pourra être beaucoup plus court, bien sûr...
Vous pouvez ne garder que l'essentiel...
l'important étant que l'on reconnaisse le propos...
et que le sens global soit préservé.

Vous pouvez aussi prendre le texte comme "point de départ"
et y ajouter des éléments personnels ou pourquoi pas, une suite...
sans oublier la possibilité de le revisiter totalement
(transposition dans un autre contexte,
 autres personnages, autre époque ou autres aliments...).

Tout est possible...vous l'aurez compris,
à partir de ces deux pôles obligatoires :
"Texte de la petite Madeleine" + "Poésie"
 
Allez, zou...on met ses complexes de côté...
(du côté de chez...Swann)
et on s'y attelle bien vite...
proustement...;-)
avant l'année prochaine...
euh, non, avant le 21 mars !

.
La Licorne
.
  
  
Il y avait déjà bien des années que, de Combray,
tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi,
 quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, 
me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. 
Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai.

Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines
 qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques.
 Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain,
 je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine.
Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais,
  je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi.

Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause.
Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs,
sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour,
en me remplissant d’une essence précieuse:
 ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi.
 J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu me venir cette puissante joie ?
Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau,
mais qu’elle le dépassait infiniment, 
ne devait pas être de même nature.
D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ?

Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, 
 une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde.
Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer.
 Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi.
 Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment,
 avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter 
et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact,
à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif.
 
Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité.
Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ;
 quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher
et où tout son bagage ne lui sera de rien.
Chercher ? pas seulement : créer.
Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore
et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu,
qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité,
de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient.
Je veux essayer de le faire réapparaître.
Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé.
 Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle.
Je demande à mon esprit un effort de plus,
de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit.
Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir,
 j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention
 contre les bruits de la chambre voisine.
Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir,
 je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais,
à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême.

Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui,
 je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée
et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever,
quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ;
 je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ;
 j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel,
qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi.

Mais il se débat trop loin, trop confusément ;
à peine si je perçois le reflet neutre où se confond
 l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ;
mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible,
 de me traduire le témoignage de sa contemporaine,
 de son inséparable compagne, la saveur,
 lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière,
de quelle époque du passé il s'agit.
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir,
l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique
est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ?
Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ;
qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ?
Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui.
Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne
de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante,
 m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé
en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui,
 à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
 Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu.

Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine
que le dimanche matin à Combray
(parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe),
quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait
après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.

La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ;
peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger,
sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray
 pour se lier à d'autres plus récents ;
peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire,
rien ne survivait, tout s'était désagrégé ;
les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie,
 si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot -
s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion
qui leur eût permis de rejoindre la conscience.

Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste,
après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules, plus frêles mais plus vivaces,
 plus immatérielles,  plus persistantes, plus fidèles,
l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes,
 à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste,
 à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
l'édifice immense du souvenir.
 
  
Marcel Proust
"À la recherche du temps perdu.
Du côté de chez Swann" (1913)
.

 

          

2 commentaires:

  1. avec beaucoup de retard (et une grosse entorse au règlement) hop, demain matin : https://wp.me/p3i9co-3fy

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mieux vaut tard que jamais...et pour le règlement, comme je me suis permis, moi aussi, quelques entorses récemment...je ne dirai rien... :-)

      Supprimer